Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

La nouvelle Ratio sacerdotalis et la formation humaine à la vie consacrée

Beniamino Stella

N°2019-3 Juillet 2019

| P. 35-44 |

Orientation

Nous remercions le Préfet de la Congrégation pour le Clergé et la discrète traductrice de nous avoir permis de proposer en français cet article paru dans Sequela Christi 2017/2, 84-92. Si « le premier voyage à accomplir dans la formation est d’aller vers soi-même », comment faire ?

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L’Année dédiée à la vie consacrée s’est achevée il y a peu. Pendant celle-ci, de nombreux motifs de préoccupation ont été étudiés – en premier lieu, la diminution des vocations –, mais également les motifs d’espérances en l’avenir, qui appellent un courage créatif pour repenser les formes, les modèles et les styles dans lesquels s’exprime notre marche à la suite du Seigneur. Mais, comme nous le savons, dans l’expérience de la foi et dans la vie ecclésiale, avant même l’organisation et le changement des structures, certes nécessaires, nous avons besoin d’une impulsion renouvelée du cœur pour suivre le Seigneur, en restant à l’écoute de l’Esprit et en lui confiant chaque jour notre fidélité. Ce travail incessant et patient sur nous-mêmes implique toutes les dimensions de la personne et dure toute la vie ; c’est ce qu’on désigne – comme dans la nouvelle Ratio fundamentalis [1] – par le terme « formation ». Il s’agit d’un « cheminement, unique et ininterrompu » (RF, 54), dans lequel nous nous laissons former par l’Esprit Saint et, sous la conduite de l’Église, sommes menés à une pleine configuration au Christ. De son côté, la vie consacrée est le désir et la tentative de vivre la radicalité de l’Évangile, en suivant le Christ et en vivant dans une intimité avec lui. Si nous ne restons pas en chemin à la suite du Seigneur et si nous ne cultivons pas la disposition à apprendre de lui, notre vie consacrée n’aura ni racine ni fondement. Cependant, ce serait une grave erreur de penser que l’on peut être configuré et consacré au Christ sans prêter une attention spéciale à notre humanité. L’expérience de la foi, et encore plus celle d’une consécration spéciale, n’est pas comme un vêtement extérieur que nous pourrions endosser à notre guise, sans que celui-ci ne touche les profondeurs de toutes les dimensions de notre vie. S’il en était ainsi, pour reprendre une image efficace utilisée par le pape François, nous serions seulement « des païens avec deux coups de vernis [2] ». On n’est chrétien, consacré, prêtre, qu’avec notre humanité et à travers elle. Cet aspect, peut-être un peu oublié pendant longtemps, revient aujourd’hui sur le devant de la scène, grâce notamment à une réflexion magistérielle et théologique plus approfondie, aidée par les recherches des sciences humaines. La maturité humaine et affective est une base indispensable. Nous pourrions dire qu’elle est la condition sine qua non pour pouvoir accéder à une vie de consécration spéciale et au sacerdoce. La Ratio fundamentalis souligne avec force, non seulement dans son contenu mais également dans sa structure générale et dans sa vision de fond, combien il est nécessaire de prendre soin de cette dimension humaine, en affirmant qu’« on n’insistera jamais assez » sur son importance et que « si la personnalité n’est pas bien structurée et équilibrée, cela représente objectivement un empêchement sérieux pour la poursuite de la formation au sacerdoce » (RF, 63).

En prenant appui sur les indications de la Ratio, je voudrais m’arrêter brièvement sur certains aspects que j’estime importants et qui dessinent plus concrètement le contenu de ce que nous appelons formation humaine dans le contexte de la vie consacrée.

Se connaître soi-même

La première indication donnée par la Ratio fundamentalis en ce qui concerne la formation humaine est que celle-ci « vise à éduquer la personne à la vérité de son être, à la liberté et à la maîtrise de soi [dans le but de] dépasser les différentes formes d’individualisme et [de] réaliser le don sincère de soi qui permet de se consacrer généreusement aux autres » (RF, 63). Le premier voyage à accomplir est d’aller vers soi-même. Il faut y être très attentif, parce qu’il n’est pas rare que, même sans le vouloir, la vie spirituelle et le choix de la vocation représentent une espèce d’échappatoire à sa propre vie et à la réalité. En effet, par peur de se confronter avec la vérité sur soi-même ou avec quelque situation personnelle, familiale ou sociale, on peut adopter une sorte de « plan B » : on choisit un contenant externe qui semble formellement irréprochable – vocation sacerdotale, consécration spéciale – pour cacher ou fuir ce qu’on ne souhaite pas affronter véritablement. En substance, on met un masque capable de couvrir ce que l’on vit à l’intérieur et de faire échapper à la réalité. Au contraire, la première tâche de la formation humaine est d’aider la personne à se connaître elle-même, en un parcours intérieur qui implique les autres dimensions de la formation, qui se serve si nécessaire de l’aide de la psychologie, et qui implique surtout une synergie constante et sereine entre celui qui est formé et le formateur. Le but est d’atteindre une réelle conscience de soi, sans laquelle le risque est que la personne développe son propre moi et sa vocation à travers une image faussée d’elle-même : la vaine gloire et le narcissisme d’une part ou la dévalorisation de soi et la fermeture de l’autre sont les indices d’une connaissance de soi non réelle et peuvent avoir de graves retombées relationnelles et pastorales. Qui désire être consacré ou prêtre doit connaître sa propre valeur, accueillir ses fragilités, apprendre à nommer ses émotions et sentiments, à reconnaître ses besoins et ses passions et surtout, à parvenir à un regard réconcilié avec son histoire, qui compte des richesses et des blessures. De cette façon, nous risquons moins de développer une spiritualité oppressive, comprise comme fuite du monde et des passions, vécue à l’extérieur de sa propre humanité et alimentant des sentiments de peur et de répression. Suivre Jésus est, au contraire, une expérience de joie, de libération intérieure et de salut. Comme l’a affirmé le pape François,

Là où il y a les religieux il y a la joie... Que nous soyons appelés à expérimenter et à montrer que Dieu est capable de combler notre cœur et de nous rendre heureux, sans avoir besoin de chercher ailleurs notre bonheur ; que l’authentique fraternité vécue dans nos communautés alimente notre joie ; que notre don total dans le service de l’Église, des familles, des jeunes, des personnes âgées, des pauvres, nous réalise comme personnes et donne plénitude à notre vie. Que ne se voient pas parmi nous des visages tristes, des personnes mécontentes et insatisfaites, parce qu’une sequela triste est une triste sequela.

Cette joie intérieure, capable d’accompagner également les moments obscurs et difficiles de notre chemin et de la vie de nos communautés, nous la goûtons quand nous sommes bien enracinés en nous-mêmes et quand, dans la juste conscience de notre valeur et de nos ombres, nous vivons une relation sereine et pacifiée avec nous-mêmes, avec Dieu et avec le prochain. Nous devons porter un soin spécial à ce travail de maturation intérieure, en particulier dans les maisons de formation, pour atteindre une solide construction de l’identité personnelle, de façon à ce que notre humanité devienne perméable à l’action de Dieu et transparente auprès des personnes. Nous pouvons ici rappeler l’invitation de Jésus à construire la maison sur le roc, pour qu’elle puisse résister aux intempéries : sans une saine conscience de soi, sans la capacité de lire à l’intérieur de soi et d’entrer dans son histoire, faite de lumières et d’ombres, l’édifice d’une consécration spéciale ou d’un sacerdoce est construit sur le sable de la superficialité et de l’apparence et risque de succomber aux premières difficultés.

Les signes évidents de l’immaturité humaine, en ce sens, sont ces dynamiques que le pape François a synthétisées dans l’expression « mondanité spirituelle », à savoir la recherche obsessionnelle de sa propre gloire, l’ostentation de soi, le soin excessif de l’extériorité et de sa propre image sociale ou au contraire, le laisser-aller, le manque de liberté intérieure, la préoccupation obsessionnelle du jugement d’autrui. Il s’agit d’aspects qui, d’un côté ou de l’autre, manifestent une incapacité dans la maturation et la connaissance de soi. Je dirais qu’il est fondamental, surtout dans le temps de la formation, d’accomplir ce parcours de maturation avec une profonde honnêteté et lucidité, en apprenant à être disponible à se laisser conduire et modeler. Cela permet au consacré de ne pas perdre les racines de sa propre personnalité, de mettre au service de l’Évangile et de la mission la vérité de lui-même, d’interpréter son histoire avec le regard de Dieu et à la lumière de l’appel, tout en prenant en main les obstacles de nature émotive, affective ou psychologique qui empêchent d’être fidèle au Seigneur et zélé dans la charité. Il me plaît de rappeler encore ce que le pape François a déclaré à ce sujet à propos des prêtres et qui peut également valoir pour chacun de nous, quel que soit le type de consécration spéciale que nous avons choisie :

Un bon prêtre, par conséquent, est avant tout un homme doté de sa propre humanité, qui connaît sa propre histoire, avec ses richesses et ses blessures, qui a appris à faire la paix avec elle, atteignant cette sérénité intérieure, propre au disciple du Seigneur. La formation humaine est donc une nécessité pour les prêtres, afin qu’ils apprennent à ne pas se laisser dominer par leurs limites, mais plutôt à mettre leurs talents à profit. Un prêtre en paix saura diffuser la sérénité autour de lui, même dans les moments difficiles, il saura transmettre la beauté d’être en relation avec le Seigneur. Il est en revanche anormal qu’un prêtre soit souvent triste, nerveux, ou dur de caractère ; ce n’est pas bien et ça ne fait de bien ni au prêtre ni à son peuple.

Développer les vertus humaines

Quand on est capable d’être pleinement soi-même, on devient intérieurement libre et on développe une personnalité stable, qui peut faire fleurir les vertus humaines. La nouvelle Ratio en énumère quelques-unes, telles que « l’humilité, le courage, le sens pratique, la magnanimité de cœur, la droiture du jugement et le discernement, la tolérance et la transparence, l’amour de la vérité et l’honnêteté » (RF, 93). Ces dispositions et attitudes deviennent lentement des traits distinctifs de la personnalité et, progressivement, s’intègrent à la vie spirituelle, engendrant une unité de pensée et d’action et favorisant la capacité de relation avec les autres. Plus précisément, la Ratio affirme que le soin de la dimension humaine, surtout au moment de la formation, se concrétisera dans l’application à discipliner son caractère, à grandir dans la force d’âme et à apprendre la loyauté, le respect de la justice, la fidélité à la parole donnée, la discrétion (cf. RF, 63). Ces vertus humaines requièrent un certain degré de liberté intérieure qui fait également partie de la maturité humaine. En outre, elles aident la personne à devenir adulte, c’est-à-dire capable d’assumer librement les responsabilités auxquelles la vie ou le ministère l’appelle, de développer une bonne capacité critique, de juger les événements de façon objective, d’avoir l’esprit d’initiative et le zèle pour ce qui lui a été confié ainsi que, non moins important, de savoir poser des choix conformes à sa vocation. Cette intégration entre croissance humaine et vie spirituelle est nécessaire pour que la spiritualité ne coure pas le risque d’être désincarnée et abstraite. Parfois, on trouve des prêtres ou des consacrés, ou même des communautés entières, qui se donnent avec générosité à des engagements très élevés de contemplation ou de charité, en négligeant les petits détails de la vie quotidienne et surtout de la vie commune, par exemple cette gentillesse dans les manières qui parvient à créer un climat de cordialité ou cette générosité discrète et silencieuse avec laquelle nous pouvons accomplir un petit service de façon cachée.

Dans une homélie prononcée à Buenos Aires, pendant la Messe chrismale de 2003, celui qui était alors le cardinal Bergoglio s’était justement arrêté sur le fait que « Jésus avait soin des détails. Le petit détail qu’une brebis s’était perdue. Le petit détail que le vin allait manquer... le petit détail d’avoir de l’huile en réserve pour les lampes, le petit détail de s’informer sur le nombre de pains qu’ils avaient ». J’aimerais aussi rappeler ici une page de littérature, tirée du célèbre texte de C. S. Lewis, La tactique du diable, dans lequel un diable expérimenté écrit à un petit diable qui fait ses premières armes, pour l’instruire sur les façons d’amener les chrétiens de son côté. Et, parmi les conseils, il y a celui d’instiller en eux « la négligence des choses évidentes » : « Fais en sorte qu’ils s’intéressent aux choses élevées ou aux plus basses... Le résultat est le même. Fais qu’ils ne s’intéressent jamais aux choses évidentes ». Jésus en revanche s’est intéressé aux choses évidentes, celles qui ne semblent pas dignes d’attention, comme une femme qui pétrit la farine ou une graine qui tombe en terre. Ainsi, la maturité humaine qui nous fait devenir intérieurement libres, psychiquement stables et capables de faire germer en nous les principales vertus humaines, nous rend attentifs aux détails de la vie quotidienne, c’est-à-dire capables de connaître et d’aborder la réalité, de nous intégrer au monde environnant, de savoir gérer les situations, de savoir vivre le principe de la gradualité.

Être capables de relations affectives saines

Le dernier aspect que je voudrais rappeler – probablement le plus important – concerne la maturité psycho-affective et sexuelle de ceux qui se mettent en chemin à la suite du Seigneur pour devenir ses disciples et lui consacrer leur vie. Nous n’insisterons jamais assez sur cette réalité. À plusieurs reprises – également en s’adressant aux supérieurs des ordres religieux –, le pape François a rappelé la superficialité avec laquelle on accueille, parfois, dans un parcours vocationnel des personnes manquant de maturité affective et sexuelle. Le risque est grave de confier la mission apostolique à des prêtres et des consacrés qui n’ont pas intégré les besoins, désirs et impulsions de leur sexualité dans le projet vocationnel, raison pour laquelle ils sont fragiles dans la capacité à soutenir les tensions naturelles entre la chair et l’esprit et, en général, ne réussissent pas à aimer sereinement et généreusement les autres, avec de graves dommages pour assumer de façon convaincue la vie célibataire.

La Ratio fundamentalis affirme que la formation humaine « vise la constitution d’une personnalité stable, caractérisée par une affectivité équilibrée, la maîtrise de soi et une sexualité bien intégrée » (RF, 94). Cela doit se mesurer à travers la « capacité ou non d’instaurer des relations interpersonnelles mûres et équilibrées, tout comme celle de gérer positivement les moments de solitude » (RF, 94). Les personnes affectivement stables et mûres développent une série de dons qui les rendent humainement prêtes à vivre les relations, à découvrir, dans le parcours de leur propre existence, la joie d’aimer et d’être aimées et enfin de savoir se donner avec gratuité. En effet, la capacité de savoir se mettre en relation avec toute personne et en toutes circonstances, de vaincre l’égocentrisme, de vivre la vie communautaire, d’accepter avec sérénité sa sexualité et de l’orienter dans le désir de la vivre dans le célibat et la chasteté, de savoir dialoguer et collaborer avec les autres, de savoir gérer les conflits et de savoir conserver un équilibre émotif et affectif même dans les situations difficiles, tout cela fait partie de la maturation affective. Comme on le devine, il s’agit d’une réalité extrêmement riche, capable d’aider beaucoup les relations interpersonnelles de nos communautés religieuses et d’éviter une série de tensions qui causent parfois un grand gaspillage d’énergie, dont se ressent également l’action évangélisatrice et missionnaire.

Le cœur de la formation affective réside dans le fait de développer cette capacité d’aimer, qui implique l’intégralité de la personne – la dimension physique, psychique et spirituelle – et qui s’exprime à travers la gratuité et la totalité du don, à l’image du Christ Époux. Il s’agit d’un chemin qui donne au consacré une sérénité de fond, la capacité de vaincre la tendance à occuper le devant de la scène et les dépendances affectives (cf. RF, 42), et de vivre la sphère de son affectivité dans la logique du don (cf. RF, 110). En même temps, cela comporte le développement des sentiments mêmes du Christ et une propension à vivre la compassion avec laquelle Jésus s’approchait des autres et regardait surtout les personnes blessées, marginalisées et nécessiteuses. Nous avons besoin de consacrés et consacrées affectivement mûrs, capables de vivre l’amour, d’éprouver de la gratitude, de reconnaître l’autre dans sa pleine dignité, de ne pas chercher seulement à satisfaire leurs propres besoins. Ils pourront alors développer l’art de la tendresse, de l’accueil et de la rencontre, et devenir médiateurs de la miséricorde de Dieu dans le monde.

*

Se connaître soi-même, être intérieurement libres pour développer les vertus humaines et atteindre cette maturité psychoaffective qui fait de nous des personnes capables de relations d’amour authentiques et gratuites, voilà les trois piliers de la dimension humaine de la formation. Ils requièrent un discernement attentif, en particulier dans la phase initiale du parcours vocationnel, qui doit se concrétiser dans un accompagnement constant, personnel et communautaire, jusque dans la formation permanente. Sur le chemin d’une consécration spéciale, il est nécessaire – et cela deviendra un élément toujours plus important à l’avenir – que les personnes soient aidées à être humainement mûres et réconciliées, capables de regarder avec sérénité leurs points de force et leurs faiblesses, de façon à ce que la vie spirituelle intervienne pour transformer et accomplir, non pour fuir la réalité, réprimer les besoins ou, pire encore, être un alibi pour la recherche de soi et de sa propre gloire. C’est un grand défi pour l’avenir de la vie consacrée : trouver des consacrées, consacrés et prêtres profondément humains, parce que – et je conclus –, comme l’affirme le pape François :

Celui qui renonce à son humanité renonce à tout [...]. Quand il nous est difficile de pleurer sincèrement ou de rire franchement – ce sont deux signes –, alors notre déclin a commencé ainsi que notre processus de transformation d’« hommes » en autre chose. L’humanité c’est savoir montrer tendresse et familiarité, courtoisie avec tous (cf. Ph 4,5). Spiritualité et humanité, tout en étant des qualités innées, sont toutefois des potentialités à réaliser entièrement, à atteindre continuellement et à manifester quotidiennement.

[1La Ratio fundamentalis Institutionis Sacerdotalis (désormais RF), « Le don de la vocation presbytérale », publiée le 8 décembre 2016, est le nouveau programme qui régit, au niveau universel, les différentes étapes de la formation presbytérale.

[2François, Homélie à Sainte-Marthe, 7 novembre 2014.

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