Un périodique unique en langue française qui éclaire et accompagne des engagements toujours plus évangéliques dans toutes les formes de la vie consacrée.

Rencontre avec Véronique Margron

Noëlle Hausman, s.c.m.

N°2020-2 Avril 2020

| P. 3-10 |

Rencontre

Provinciale des Sœurs de la Charité Dominicaines de la Présentation de la Sainte Vierge, Présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, la théologienne moraliste qui a fait ses armes auprès de X. Thévenot et C. Geffré, puis B. Cadoré, a accepté de répondre à nos questions.

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Vs Cs • Sœur Véronique, voulez-vous nous parler un instant de votre Congrégation, identifiée comme institut de droit pontifical relevant du Tiers-Ordre dominicain : qu’est-ce à dire ?

V. Margron • En ce XVIIe siècle qui foisonne de réalisations spirituelles et de fondations caritatives, Marie Poussepin, née à Dourdan (Essonne) en 1653, devient d’abord une entrepreneure novatrice, à la mort de son père en 1683. Elle abandonne le travail artisanal devenu obsolète, pour lui substituer le métier à tisser les bas. Elle recrute des apprenti(e)s de milieux modestes de 15/18 ans dont elle assure avec un véritable « sens social » la formation et la promotion, en même temps que l’essor économique de la ville. Ceci va de pair avec une vie spirituelle intense, nourrie d’actions caritatives et de la spiritualité du Tiers-Ordre de saint Dominique. C’est en 1696, ayant connu l’ignorance et la misère du village de Sainville, distant de 17 km de Dourdan, qu’elle choisit de tout quitter pour former « une communauté du Tiers-Ordre de saint Dominique, pour instruire la jeunesse et servir les pauvres malades ».

Vs Cs • Vous avez été la première communauté dominicaine féminine de vie apostolique et non plus contemplative ; était-ce un choix, ou un résultat des circonstances ?

V. Margron • Marie Poussepin ne veut ni clôture ni vœux solennels pour ses sœurs : « Elles iront où elles seront appelées » pour rendre là leurs services de charité. Cohérente avec cette intuition, elle envoie, en 1697, deux sœurs à une ville située à 30 kilomètres de Sainville pour s’occuper de l’Hôpital de Janville, à la demande de l’évêque d’Orléans. Marie Poussepin forme une communauté fraternelle dominicaine, centrée sur la Parole de Dieu, avec une visée apostolique précise et « des bases solides ». Une communauté où « tout ce qui concerne tout le monde doit être parlé par tout le monde », et où l’annonce de la Parole par l’enseignement le dimanche aux gens du village est constitutive de la vie ensemble.

Vs Cs • Quelle place tient la Parole de Dieu dans votre spiritualité aujourd’hui ? Sa transmission passe-t-elle seulement par le canal des formations intellectuelles ?

V. Margron • On devient Prêcheur avant toute chose en écoutant la Parole de Dieu. L’écouter ensemble durant l’Office. Puis dans le contact avec la Bible par la Lectio divina. Il s’agit de pouvoir entendre pour chacune et chacun l’appel de cette parole : « Voici que je fais toute chose nouvelle » (Ap 21,5). La Bible est compagne de nos jours, nous la lisons, la répétons, l’aimons. Le Bienheureux Jourdain de Saxe (en 1225) conseillait : « C’est ce Verbe qu’il faut relire dans ton cœur, repasser dans ton esprit : c’est la douceur qu’il faut avoir en ta bouche comme celle du miel. C’est ce Verbe qu’il faut méditer sans cesse, sans cesse rouler dans ta pensée : qu’Il demeure en toi, et habite toujours en toi ». Voilà la place que nous désirons donner à la Parole. Sans cela, le travail théologique, la formation biblique ne seraient que cymbales sonores. Ils sont bien indispensables, mais dans cette conversation constante avec la Parole comme ce qui nous saisit, nous déloge de nous-mêmes et nous emmène sur les pas du Christ.

Vs Cs • Avez-vous des liens organiques avec des laïcs ? Avec le premier ou le deuxième Ordre dominicain ?

V. Margron Il s’agit avant tout de penser l’Ordre comme tel. Et d’en vivre. L’Ordre est composé d’environ 6000 membres frères, moniales, laïcs et sœurs. C’est cette « famille dominicaine », ou cette « fraternité dominicaine » qui est issue de la Sainte Prédication inaugurée par saint Dominique dès la « rencontre de Montpellier » en 1206. À l’époque, alors que les légats du pape – envoyés pour contrer l’hérésie cathare – veulent démissionner devant l’échec de leur mission, Diègue, évêque d’Osma en Castille, accompagné de son socius, Dominique de Calaruega, provoque une rupture révolutionnaire : renvoyer les bagages, les serviteurs et les soldats qui accompagnent les missions de prédication des évêques et des légats. Ainsi est née « la Sainte prédication », en entrant en dissidence devant la richesse et le pouvoir ostentatoire des clercs confinant au mépris des laïcs, pour faire place à la pauvreté mendiante et à la simplicité de l’Évangile.

C’est cette même intuition que prend à son compte, dans un tout autre contexte, Marie Poussepin et ses premières compagnes. Un Évangile partagé dans la simplicité de la vie commune et du travail en faveur des pauvres de son temps. Un Évangile offert.

Il n’y a pas de lien de subordination entre les sœurs de vie apostolique et les frères. Mais une forte amitié qui rappelle que c’est les uns avec les autres que nous pouvons annoncer la Bonne Nouvelle du Christ, chacun selon ses talents. Même cordialité qui nous relie à des amis laïcs. Toutes ces relations ne sont pas d’abord institutionnelles, mais elles sont sans cesse le signe que sans d’autres, nous sommes amputées. Il faut cette altérité, cette communion différenciée pour témoigner avec plus de justesse de l’Évangile à la manière de Dominique.

Vs Cs • Vous avez écrit naguère dans notre revue (VC 73, 2001, p. 90-98) qu’à votre avis, il ne s’agissait pas de refonder la vie religieuse, au sens où les fondateurs seraient à réinterroger pour un nouveau récit ; vous parliez plutôt d’expérience de Dieu à rendre possible, de dessaisissement pascal à faire traverser ; pensez-vous encore ainsi aujourd’hui ?

V. Margron • Oui, absolument. Notre histoire se reçoit. Autre­ment dit, nous n’avons pas à refonder. Nous savons par ailleurs combien se prendre pour un fondateur peut s’avérer problématique, voire dangereux. Il s’agit d’écouter ce à quoi l’intuition, vécue par des dizaines et des centaines de générations, peut ouvrir, engager aujourd’hui. La créativité n’est pas à partir de rien et c’est cela qui oblige. Oui, je crois toujours que c’est le mystère pascal qui est au cœur : donner à toucher, bien modestement, que notre existence humaine trouve sa joie dans un don en faveur d’autrui, de sa croissance, de sa dignité, de sa vérité. Un don dangereux qui passe par des pertes, par un consentement fondamental à la condition humaine charnelle, incarnée. Une vie dont nous confessons, dans la mort et la résurrection du Christ, qu’elle n’est pas dans la fatalité. Que de la vie peut toujours revenir. Que rien n’est clos. Non par magie, mais par l’art d’aimer avec justesse. La vie religieuse n’a pas en elle-même sa finalité. Elle n’est là que pour être passeur de la générosité foncière, de la passion pour les humains du Dieu de Jésus Christ. Alors s’il faut nous soucier de notre avenir, ce n’est pas pour nous y accrocher et nous estimer indispensables, mais par engagement pour nos propres membres et celles et ceux envers lesquels, d’une manière ou d’une autre, nous avons une responsabilité.

Vs Cs • Comment une Dominicaine moraliste voit-elle la situation actuelle de la vie consacrée (et pas seulement de la vie religieuse) dans l’Église de France, affrontée à bien des tempêtes ?

V. Margron • En rendant grâce avant tout pour tant et tant de vies magnifiques, bouleversantes de proximité avec le Seigneur, avec des femmes et des hommes en souffrance. Des vies qui ne cherchent pas de place sociale. Mais c’est ajustement au cœur. Tout cela est vraiment magnifique : une foule de témoins d’aujourd’hui, discrets, participent à tenir ce monde debout malgré tout, à lui donner un visage humain, malgré tant et tant de brutalités en ce monde.
Avec réalisme aussi. Non parce que la vie religieuse ne cesse de diminuer en surface sociale et en force numérique. Mais de par tout ce que nous découvrons lié aux scandales des abus. Agressions sexuelles bien sûr, mais aussi abus de pouvoir, abus spirituels, de confiance, de conscience. Ceux-ci touchent bien des formes de vie consacrée aujourd’hui. Comment ne nous interrogeraient-ils pas en profondeur ? Par-delà l’immense douleur qu’ils ont provoquée sur des vies meurtries, parfois brisées. Mais aussi sur nous qui les découvrons maintenant et cherchons comment tout cela a été possible. Ces trahisons nous obligent à reprendre ce qui nous fonde et scruter comment une bien néfaste conception de l’obéissance par exemple, ou de la chasteté, peut avoir fait le lit aux abus.

Enfin avec espérance. Car je vois aujourd’hui une vraie prise de conscience de beaucoup sur ces douloureux sujets et une volonté bien réelle de lutter contre toute pratique déviante et de se former. Je vois aussi un engagement fondamental pour soutenir les personnes victimes. Je crois alors que la vie consacrée, du cœur de cette tempête, devient simplement plus évangélique.
Si notre Église ne va pas bien, et comment se le cacher, je crois profondément que l’Évangile, lui, va bien.

Vs Cs • Voulez-vous ajouter quelque chose, notamment sur le rapport homme-femme dans l’Église ?

V. Margron • La vie religieuse a une grande chance : elle est mixte intrinsèquement car des femmes comme des hommes ont choisi de suivre ainsi le Christ. Dans notre Église, cette altérité constitutive est une force car elle nous rend peut-être plus sensibles aux femmes et aux hommes de ce temps et spécialement à l’avancée de la place des femmes dans nos sociétés. Elle permet aussi, en tout cas je l’espère, d’appréhender autrement les questions de gouvernance comme des questions de société. Rien n’est gagné et rien n’est facile. Mais je suis témoin d’une vraie fraternité dans nos rencontres institutionnelles. Témoin aussi que la parité de nos structures, à la CORREF, fonctionne très bien et est une vraie force dans nombre de sujets à traiter. Nous le savons par cœur, beaucoup de chemin reste à faire dans notre Église en ce domaine des relations femmes-hommes. La vie religieuse est aujourd’hui bien modeste par son nombre et son âge. Cela n’empêche que je veux croire qu’à sa modeste place elle fait signe, sans ostentation et sans prétendre donner de leçon. Juste faire signe, non sans mal d’ailleurs et sans faille, vers des relations plus équilibrées et justes. Car l’Évangile nous réclame ensemble, et a besoin des sensibilités et des compétences de toutes et de tous pour s’offrir à ce temps comme une bonne nouvelle pour ceux qui se croient loin.

Propos recueillis par Noëlle Hausman, s.c.m.

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